Livre “La tresse” de Laetitia Colombani
Laetitia Colombani est une réalisatrice, actrice, scénariste et écrivaine française. En 2017, elle publie son premier roman : “La tresse ». Un premier livre très réussi qui a été traduit dans une quarantaine de langues et qui a remporté de nombreux prix littéraires en France comme à l’étranger. L’année suivante, l’auteur a publié un album jeunesse “La tresse ou le voyage de Lalita », adapté de ce roman.
Chapitre après chapitre, nous apprenons à connaître Smita et sa fille Lalita, Giulia et Sarah. Des femmes de culture et de statut social bien distincts, habitant respectueusement en Inde, en Sicile et au Canada. Elles vivent chacune dans un continent différent et ne se rencontreront jamais, et pourtant… Nous découvrirons au fur et à mesure que leurs histoires sont liées et s’entremêlent. L’image de la tresse prendra alors tout son sens !
Quel plaisir d’apprendre à connaître ces femmes. Elles vont de l’avant et prennent courageusement leur destin en main. Une écriture simple, les chapitres sont courts et on retrouve vite la suite du récit pour chacun de nos personnages. Trois parcours, trois combats. J’y ai découvert le difficile sort des Dalits en Inde, que l’on appelait autrefois “les Intouchables”. Laetitia Colombani aborde également le cancer du sein, qui touche tant de femmes, les unions mixtes et d’autres combats liés à la place de la femme dans la société. Un très beau livre !
Extraits du livre
« Smita a souri secrètement de sa victoire. Elle aurait tant voulu que sa mère se batte pour elle, tant aimé passer la porte de l’école, s’asseoir parmi les autres enfants. Apprendre à lire et à compter. Mais cela n’avait pas été possible, le père de Smita n’était pas un homme bon comme Nagarajan, il était irascible et violent. Ik battait son épouse, comme tous le font ici. Il le répétait souvent : une femme n’est pas l’égale de son mari, elle lui appartient. Elle est sa propriété, son esclave. Elle doit se plier à sa volonté. Assurément, son père aurait préféré sauver sa vache, plutôt que sa femme. »
« Lorsqu’elle se regardait dans le miroir, Sarah voyait une femme de quarante ans à qui tout avait réussi : elle avait trois beaux enfants, une maison bien tenue dans un quartier huppé, une carrière que beaucoup lui enviaient. Elle était à l’image de ces femmes que l’on voit dans les magazines, souriante et accomplie. Sa blessure ne se voyait pas, elle était invisible, quasi indécelable sous son maquillage parfait et ses tailleurs de grands couturiers. Pourtant elle était là. Comme des milliers de femmes à travers le pays, Sarah Cohen était coupée en deux. Elle était une bombe prête à exploser. »
« Dans les semaines qui suivront, il y aura cette visite de contrôle chez la gynécologue, oui, je sens quelque chose, dira-t-elle en auscultant Sarah, et son visage alors se teintera d’inquiétude. Elle lui prescrira une série d’examens aux noms barbares, qui font peur rien qu’à les prononcer, mammographie, IRM, scanner, biopsie. Des examens qui à eux seuls, sont presque un diagnostic. Une condamnation. Mais pour l’instant, ce n’est pas le moment. Sarah quitte l’hôpital, contre l’avis de l’interne. Pour l’instant, tout va bien. Tant qu’on n’en parle pas, ça n’existe pas. »
« Une mandarine, c’est énorme et dérisoire à la fois, pense Sarah. Elle ne peut s’empêcher de se dire que la maladie l’a prise en traître, au moment où elle s’y attendait le moins. La tumeur est maligne, sournoise, elle a œuvré silencieusement, dans l’ombre, a préparé son coup. Sarah écoute le médecin, elle observe ses lèvres bouger, mais ses mots ne semblent pas la toucher, comme si elle les percevait à travers une épaisseur ouatée, comme si, au fond, ils ne la concernaient pas. Pour un proche, elle serait inquiète, affolée, effondrée. Étrangement, pour elle-même, il n’en est rien. Elle écoute le médecin sans y croire, comme s’il lui parlait d’un autre, de quelqu’un qui lui serait tout à fait étranger. »
« Imperceptiblement, elle guette la réaction de ses collègues, leurs regards, l’inflexion de leurs voix. Elle constate avec soulagement que personne n’a rien remarqué. Non, elle n’a pas le mot “cancer” gravé sur le front, personne ne voit qu’elle est malade. A l’intérieur elle est en miettes, mais cela, personne ne le sait. »
« Devant le spectacle de la mer, parfois, son regard se perd. Son manteau de tristesse alors réapparaît, l’enveloppe tout entier. »
« (…) que fera-t-elle de cela, cette sensibilité exacerbée qui l’expose aux plus grandes joies comme aux plus grands tourments ? Elle voudrait tant lui dire : protège-toi, blinde-toi, le monde est dur, la vie est cruelle, ne te laisse pas toucher, pas abîmer, sois comme eux égoïste, insensible, imperturbable. Sois comme moi. »
« Alors non, elle ne peut pas lui dire. A douze ans, Hannah comprendrait trop ce que le mot cancer implique. Elle devinerait surtout que la bataille n’était pas gagnée d’avance. Sarah ne veut pas lui faire porter ce poids, cette angoisse, qui vont de pair avec la maladie. Bien sûr, elle ne pourra pas mentir éternellement. Ses enfants finiront par poser des questions. Il faudra alors parler, leur expliquer. Le plus tard sera le mieux, pense Sarah. C’est peut-être reculer pour mieux sauter, qu’importe. C’est sa façon à elle de gérer. A son père et à son frère non plus, elle ne dit rien. Il y a vingt ans, sa mère est décédée de la même maladie. Elle ne veut pas leur imposer à nouveau ce parcours du combattant, ces montagnes russes émotionnelles, espoir, désespoir, rémission, récidive, elle sait trop bien ce que ces mots signifient. Elle va se battre seule, et en silence. Elle se croit assez forte pour ça. »
“Elle n’a pas le temps de parler, d’expliquer à sa fille que ce moment, elle s’en souviendra toute sa vie comme de celui où elle a choisi, infléchi la ligne de leurs destins.”
“Il était si doux de se prélasser dans la fin de l’adolescence, comme dans un bain chaud qu’on ne veut pas quitter. Il est venu, le temps de la maturité, et il est bien cruel. Le rêve est terminé.”
“Un sein en moins – au début elle n’a pas voulu se l’avouer, la peine, le chagrin. Comme elle le fait toujours, elle a placé un voile sur la chose, dans une tentative un peu vaine pour la mettre à distance, derrière un écran. Ce n’est rien, s’est-elle répété, la chirurgie plastique fait des miracles. Le mot, pourtant, lui a paru bien laid : ablation, un mot qui rime avec punition, agression, mutilation, amputation, démolition. Guérison, aussi, peut-être, si elle a de la chance ? Qui peut le lui promettre ?”
“Un homme rasé peut-être sexy, une femme chauve sera toujours malade, (…) Le cancer lui aura donc tout pris : son métier, son apparence, sa féminité. Elle songe à sa mère, vaincue par la même maladie. Elle se dit alors qu’elle pourrait regagner son lit et s’éteindre en silence, la rejoindre là-bas, dans sa demeure de terre, partager son repos éternel. C’est une pensée morbide bien que réconfortante. Il est parfois doux de songer que tout a une fin, que le plus grand des tourments peut s’arrêter, demain.”
« Pour beaucoup, ce n’était rien, une coquetterie, une futilité, mais pour elle c’était un signe, un geste qui signifiait : je prends encore le temps de m’occuper de moi. Je suis une femme active, débordée, j’ai des responsabilités, trois enfants, (un cancer), le quotidien me dévore mais je n’ai pas renoncé, je n’ai pas disparu, je suis là, toujours là, féminine et soignée, entière, voyez le bout de mes doigts, je suis là. »
« “Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.” » (Mark Twain)
« Elle se sent femme aujourd’hui, auprès de cet homme qui l’a révélée. Cette main, elle n’est pas prête de la lâcher. Dans les années qui suivront, elle la serrera souvent, dans la rue, au parc, à la maternité, en dormant, en jouissant, en pleurant, en mettant au monde leurs enfants. Cette main, elle la tient pour longtemps. »
« Elle place la perruque sur son crâne lisse, selon les gestes montrés, et ajuste ces cheveux qui sont devenus les siens. Devant son image dans la glace, Sarah est prise d’une certitude : elle va vivre. Elle va voir grandir ses enfants. Elle les verra devenir adolescents, adultes, parents. Plus que tout, elle veut savoir quels seront leurs goûts, leurs aptitudes, leurs amours, leurs talents. Les accompagner sur le chemin de la vie, être cette mère bienveillante, tendre et attentionnée qui marche à leurs côtés. Elle sortira vainqueur de ce combat, exsangue peut-être, mais debout. Qu’importe le nombre de mois, d’années de traitement, qu’importe le temps qu’il faudra, elle consacrera désormais toute son énergie, chaque minute, chaque seconde, à lutter corps et âme contre la maladie. »
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